19.10.09

Le projet de Thomas


C’était il y a dix ans, le 2 octobre 1999. Seul dans l’appartement de sa mère, à Neuchâtel, Thomas se donnait la mort d’une rafale de fusil d’assaut. Le jeune homme laissait à ses proches, en guise de testament, quinze heures d’enregistrement vidéo retraçant les sept derniers mois de sa vie. Poignant et dérangeant, ce témoignage est aujourd’hui au cœur du film «Tabou», d’Orane Burri, diffusé demain sur la TSR.
Thomas avait 22 ans. Passionné de cinéma, il tournait des courts-métrages avec ses copains. Mais dans les derniers mois de sa vie, sa caméra lui a surtout servi de confidente: tous les jours ou presque, Thomas s’est filmé dans l’intimité de sa chambre, en cachette. A la caméra, il a confié tout ce qu’il ne voulait pas avouer à ses proches: son mal-être, sa frustration, sa résolution de mourir. Et son étrange excitation face à «ce projet très grave, très beau, très grand».
«Cela fait des années que j’y pense, j’ai décidé d’en finir. » Dès le premier enregistrement, daté du printemps 1999, Thomas annonce qu’il n’attend plus rien de la vie. «Mon rêve absolu, c’est d’être réalisateur de films. Mais je ne vais pas y arriver. Je ne fais presque rien depuis mon bac. Ce qui me dérange, c’est de n’arriver à rien artistiquement. Si je n’y arrive pas maintenant, quand est-ce que j’y arriverai?»
Au sentiment d’être un raté s’ajoute la déception amoureuse. C’est là qu’intervient Orane Burri, à l’époque âgée de 17 ans. «Orane, c’est une jeune fille qui fait de la vidéo», résume Thomas dans un de ses premiers enregistrements. Ils se sont rencontrés lors d’un concours de jeunes réalisateurs. Elle l’obsède, mais se refuse à lui. «Je n’arrête pas de penser à elle. Je vis complètement dans les fantasmes et je suis frustré parce que ça loupe à chaque fois. Cette histoire, je vais en parler jusqu’à la fin de ma vie. »
Convaincu que sa vie est un échec, Thomas a décidé que sa mort sera un chef-d’œuvre. Son «grand projet», comme il le désigne, c’est de tout faire pour que son suicide surprenne et impressionne son entourage. Il va donc s’employer à ne rien laisser paraître de son mal-être autour de lui. Surtout, il va s’employer à tout planifier, avec une rigueur méthodique et un apparent détachement. On le voit ainsi disserter sur le moment le plus opportun pour se donner la mort: «Je ne vais pas me tuer au milieu de l’été. Les gens seront en vacances, ça n’intéressera personne. J’hésite à le faire plutôt à la rentrée. » Plus tard, il confie à la caméra que «s’ouvrir les veines, c’est le sommet du romantique, avec la pendaison».

Mais le plus important, dans cette mise en scène macabre, ce sont les enregistrements. Thomas sait que le témoignage vidéo qu’il laisse à ses proches provoquera la stupéfaction et l’émotion: «Quelqu’un fera peut-être quelque chose de ces cassettes un jour, un film, un vrai film. » Plus tard, il ajoute: «Ce que je veux, c’est laisser une trace derrière moi. Je veux que les gens trouvent incroyable ce que j’ai fait. C’est totalement égocentrique. »
Obsédé par la réussite de son «projet», Thomas semble peu se soucier de la souffrance des autres. Lorsqu’il songe au moment où sa mère trouvera son cadavre, il admet que «ça va peut-être détruire sa vie», mais il ajoute: «C’est ma vie. Je m’en fous pas mal de ce que ça fait aux autres. »

Là est toute l’ambiguïté de ce témoignage, à la fois bouleversant et choquant. Comment ne pas se sentir ému par le désespoir de Thomas, et en même temps mal à l’aise devant ce besoin de mettre en scène son suicide? Ses proches eux-mêmes s’avouent encore déroutés par le geste de Thomas. «Il a caché à tout le monde son intention suicidaire, raconte la réalisatrice Orane Burri, 27 ans. Un jour, j’ai cru sentir qu’il projetait quelque chose de sombre et je lui ai demandé s’il n’avait pas l’intention de faire une connerie. Il a répondu non avec un grand sourire. Personne ne devait l’empêcher d’aller au bout de son projet. »
«Je ne savais rien de ce qu’il faisait, poursuit Eva Putsch, la mère de Thomas. Il était gai, joyeux, plein d’humour. Il a sciemment caché toutes les traces de ce qu’il préparait. Il nous a tous manipulés. » Pour elle, c’est une «fierté malsaine» qui a poussé son fils à mettre en scène sa mort: «Il a laissé cette vidéo pour qu’on en fasse quelque chose. Il voulait un bout d’immortalité. Il voulait se tuer mais il ne voulait pas mourir. »

Ce n’est qu’en 2003 qu’Orane Burri s’est décidée à visionner les enregistrements de Thomas et à en faire un film. Mais comment utiliser ce témoignage? «Un des pièges, c’était justement l’ambiguïté du personnage de Thomas. Il y avait de sa part une certaine volonté qu’un film existe. Il imaginait sans doute un film totalement centré sur sa personne. Mais, pour moi, il était hors de question de glorifier le personnage. Je n’ai pas fait ce film pour obéir à sa dernière volonté mais pour aider les gens à comprendre ce qui peut pousser un jeune homme à se donner la mort. A ce titre, le témoignage de Thomas est unique, parce qu’il montre les réflexions d’un suicidaire de l’intérieur. » Directrice de l’unité des documentaires de la TSR, Irène Challand renchérit: «Le film a de quoi provoquer le malaise, mais il montre bien comment un jeune se laisse prendre au piège de ses intentions suicidaires. C’est pour cela que nous l’avons choisi, pour ouvrir le débat autour de cette question encore taboue. »
Source : Le Matin.ch 12/10/2009

Rendons à César ce qui est à César, "Tabou" est avant tout un film de Thomas Mendez. Orane Burri n'est qu'une passeuse (à son insu) de l'unique film de Thomas. Une passeuse qui n'a pas vraiment saisi toute la profondeur du personnage en se mettant maladroitement en scène dans le film de Thomas. Reste la force des images et des propos de ce jeune homme qu'on a sous-estimé. Dans certaines scènes, Thomas Mendez fait beaucoup penser à Alain Leroy du "Feu follet", par exemple quand il évoque les certitudes et l'incompréhension de ses amis, on ne peut s'empêcher de songer à l'échange entre "ce cafard de Dubourg" et Alain :"Si tu es mon ami, tu m'aimes comme je suis, pas autrement." Les derniers mots qu'envoie Thomas à un ami sont aussi poignants que ceux qui s'inscrivent en surimpression sur le visage figé d'Alain Leroy à la fin du "Feu follet" : " Aime, hais, sois fort, sois faible, souffre ou envole toi, mais aie le bonheur que je n'ai pas su trouver : vis. Thomas."
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